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Numéro
psychologie clinique
Numéro 46, 2018
Débilités ?
Page(s) 5 - 07
DOI https://doi.org/10.1051/psyc/201846005
Publié en ligne 17 avril 2019

Aujourd’hui, quelle signification revêt le terme de débilité pour les psychanalystes ou les psychologues de tous bords ?

C’est la question à laquelle ce numéro veut répondre en proposant de situer comment furent produites les diverses notions de déficience intellectuelle et ainsi regroupés les différents troubles dits cognitifs commençant par la syllabe « dys ». Jusqu’à la fin des années 1960 environ, les débilités mentales ont représenté un diagnostic majeur, en particulier chez l’enfant. Les publications sur ce thème en psychologie, sous la houlette de René Zazzo, ont occupé une place prépondérante et elles eurent valeur explicative pour toutes sortes de problèmes rencontrés par l’enfant à l’école, mais aussi en dehors. Dans ce contexte, Françoise Dolto et Maud Mannoni se sont également saisies de cette question, bien que beaucoup de psychanalystes s’en soient alors désintéressés.

À partir des années 70, l’intérêt pour la débilité va décliner, et le terme va même disparaître complètement de la littérature psychologique et psychanalytique. Les raisons de ce déclin sont multiples et sont évoquées par les différents auteurs de ce numéro. D’une façon générale, les notions qui représentent un mode de fonctionnement global, comme l’intelligence, versant considéré comme positif dont la débilité serait l’envers, ont disparu des travaux de recherche qui se sont morcelés sous diverses pressions en particulier celle des neurosciences et des DSM successifs.

Ce morcellement, ou cet « éclatement » selon le terme de Bergès, a eu de nombreux effets qui sont loin d’être tous négatifs. En effet la globalité de la déficience faisait de celui qui en était porteur un être atteint d’un handicap irréversible d’autant que la cause invoquée était organique, donc héréditaire. Le danger majeur de cette conception est celui de l’eugénisme pratiqué à grande échelle au Brésil comme le décrivent C. Abranches et MC Kupfer dans leur article mais aussi en Europe et ce, jusqu’à une période récente où les stérilisations forcées étaient courantes. Le morcellement de la débilité en divers troubles des apprentissages a un effet bénéfique en transformant l’enfant ou l’adulte présentant ces troubles en une personne éventuellement rééducable qui n’est plus vouée à un déficit irréversible. Son état peut être amélioré grâce à un environnement favorable. L’organicité laisse place à l’environnement, mais la question du biologique fait retour sous diverses formes. La contrepartie, c’est que le trouble ponctuel est traité comme tel et non comme un symptôme qui ferait sens pour un sujet. Alors, il ne s’agirait plus de retard mental, mais bien de psychopathologie. C’est aussi un vaste débat, soulevé par Foucault (1973, 1974) qui montre le paradoxe qui a fait de la débilité la préoccupation majeure des médecins et des psychiatres au cours du XXe siècle, tout en considérant qu’il ne s’agissait pas d’une maladie mais d’un retard ou d’une lenteur de développement, la maladie se caractérisant, elle, par une déviation ou une déviance que l’on n’observe pas dans la débilité.

Ce numéro s’ouvre sur trois articles consacrés à l’histoire de la débilité. Le premier, de JC Coffin, en retrace l’histoire au XXe siècle en montrant son importance aux lendemains de la seconde guerre mondiale, époque à laquelle psychiatres, médecins, psychologues et psychanalystes inscrivaient sous cette étiquette toutes sortes de symptômes.

Cette flambée de diagnostic a été largement portée par la vogue de la mesure du QI qui permettait un diagnostic fiable puisque mesurable et chiffrable. E. Chapuis montre que l’intérêt pour le QI ne se dément pas du côté des parents bien qu’il soit fortement critiqué par de nombreux psychologues et rejeté par les psychanalystes en général. C’est aussi l’histoire de la débilité et des institutions qui y sont liées au Brésil que nous apportent les deux auteures déjà citées (Abranches et Kupfer) en montrant comment l’intrication entre médecine et pouvoir a conduit à une politique d’eugénisme. Les articles suivants font une part moins large à l’histoire. MC Four- ment-Aptekman tente de montrer les mécanismes à l’œuvre dans la fragmentation de la débilité mentale pour rendre compte de sa disparition dans la littérature scientifique dès la fin du XXe siècle. Mirka Mesquita reprend la distinction entre l’idiot et le fou, et tente de séparer ce qu elle nomme « le mental déficient » du « mental malade ». Les symptomatologies ont des points de convergence nombreux ce qui induit des confusions de diagnostic et, par conséquent, des soins inadaptés. Elle déplore l’importance de la place occupée actuellement par la neurobiologie dans le cadre des déficiences mentales, ce qui occulte souvent la souffrance des patients impliqués. Dans un article très pédagogique pour les non cognitivistes, Annick Weil- Barais montre comment le cognitivisme a joué un rôle important dans l’éclatement de la notion de débilité qu’elle déplore lorsqu’elle aboutit à une multitude de « dys » (dyslexie, dysphasie…) qui ne permettent pas une prise en charge efficace en termes de rééducation. Dans une perspective vygotskienne, elle insiste également sur le rôle des adultes et des parents en particulier, dans les apprentissages de l’enfant principalement pour la maîtrise du langage. Robert Calvora aborde la question par le biais des dégénérés et de l’histoire de la dégénérescence. Il en fait une lecture lacanienne à travers la notion de manque et du négatif, insupportables dans le mode de pensée contemporain qui s’accommode fort bien du flou comme c’est le cas pour les dégénérés que rien ne permet de caractériser ni de reconnaître à première vue. C’est ce qui le conduit à caractériser ce type de pensée comme « passion de l’ignorance ». Dans une optique très différente, marquée au sceau de la clinique institutionnelle, Claude Wacjman livre une réflexion sur l’importance du travail de Roger Misés qui, nous rappelle-t-il, a sorti les enfants du système asilaire en créant des externats, en prônant l’inclusion scolaire et des ouvertures diverses vers le monde extérieur. Misés a été un des membres fondateurs de la psychothérapie institutionnelle et un partisan de la psychanalyse tout en étant en désaccord avec Maud Mannoni qui voyait dans la débilité mentale « le masque de la psychose ». Cette réflexion, un peu nostalgique, nous rappelle l’importance de l’ouverture et de l’absence de dogmatisme lorsque l’on entre dans l’univers de la clinique, et celle des enfants en particulier. La suite de l’ouvrage est constituée par un long et très riche entretien entre Olivier Douville et Catherine Saladin, qui reprend, en les approfondissant ou en les éclairant sous un autre jour, de nombreuses questions évoquées tout au long des articles, et en particulier, la question posée en tête de cette présentation, celle de la sens du mot débilité pour une psychanalyste. Elle développe les positions de F. Dolto et de M. Mannoni sur les débilités en gardant toujours l’angle de la clinique psychanalytique. Enfin, pour terminer ce dossier, Serge Netchine ouvre le débat sur la littérature en nous faisant voir la figure de « L’idiot » de Dostoïevsky, ou encore celle de l’enfant -idiot ou fou- dont Faulkner se fait le porte- parole dans « Le bruit et la fureur », comme de magnifiques portraits, finalement assez proches de ceux dressés par le clinicien (le talent littéraire en plus…) L’œuvre de Dostoïevsky sera également interrogée par Ariane Bazan dans nos « Varia » que complète une traduction inédite d’un texte rare de Léo Kanner par Séloua El Katibi et une réflexion sur les phénomènes de corps dans les psychoses que mène Raphaël Tyranowski.

La rubrique « Tribune ibre » est ici confiée à Michel Hessel qui joue de quelques variations sur le couple de la halte et de la hâte. Suit un copieux cabinet de lecture.


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