Accès gratuit
Numéro
psychologie clinique
Numéro 44, 2017
Écrire le cas
Page(s) 192 - 204
Section Hommages
DOI https://doi.org/10.1051/psyc/201744192
Publié en ligne 1 novembre 2017

Ecrivain, anthropologue, professeur de littérature à l’université d’Alger, puis à Grenoble, et psychanalyste à Paris.

Nabile Fares débute l’écriture de Yahia pas de chance, alors qu’il est âgé de 18 ans et qu’il se trouve au maquis, comme il nous l’a appris lors d’un échange. Il relate qu’il était chargé d’inscrire le nom des combattants morts sur un registre. Il devenait ainsi le scribe de la mémoire des morts, inoubliable rencontre avec des noms privés de corps vivants.

De cette expérience naîtra une œuvre passionnante et magistrale pour l’Algérie et pour le monde littéraire. Une œuvre construite à partir des brisures de langue, de leur suspension, leur désarticulation, pour ouvrir à la possibilité d’une langue à venir, humanisante et poétique, celle qui transforme la guerre en un temps du passé, un souvenir et non pas un éternel présent du crime, du massacre et de l’horreur. L’écriture farésienne va dans le tréfonds des langues pour y déceler « les cassures du monde et de l’être » (Mémoire de l’Absent), les zones d’irréparable occasionnées par l’atteinte à l’humain, à sa culture, à ses langues.

Il préférait d’ailleurs employer le terme d’occupation à celui de colonisation afin de mieux rendre compte de l’opération de ratissage interne sur 132 ans, celle qui laisse les êtres orphelins de substances vivantes, desséchés, humiliés, en lutte avec un gouffre hémorragique qui sans cesse recrache de la perte. Il y a une logique de l’occupation des territoires, qu’il s’agisse des espaces géographiques et/ou des psychismes, celle d évider du dedans, de laisser à vide, sans souffle. Pour Nabile Fares, l’occupation française et sa résultante, la guerre, sont des opérations totalitaires qui tentent d’ôter à l’humain son potentiel de vivant. Cette logique se sert de mécanismes précis : la destruction des arrimages aux langues, la mise en branle des structures symboliques organisant les liens sociaux, et la confiscation permanente du sentiment de participer à la marche de l’Histoire, de son histoire, sont des opérateurs qui causent une véritable occupation de l’espace psychique. Celui-ci devient réceptacle d’une fracture innommable, indescriptible. Cette fracture venant du dehors est difficile à saisir car non mentalisable, ou trop bien confondue avec l’intériorité, si bien qu’il devient quasiment impossible de départager ce qui revient à l’historiographie, et ce qui revient à l’histoire subjective et/ou familiale. Cette confusion des temps et des espaces, des langues, des pronoms (je, tu, il) est une conséquence de ce quelque chose qui est arrivé à l’humain, avec et depuis la colonisation mais qui reste en errance, en mal d’inscription. Là commence le travail de l’écrivain/psychanalyste, tel un artisan des mots, qui coupe/découpe et recoud dans un souci de rendre visible le lieu de la cicatrice, le lieu de l’atteinte, le lieu de la blessure, pour qu elle ne puisse rester béante et sanguinolente. Cette fabrique des frontières par des mots ouvre et referme « les lieux du désastre », selon la formulation de Kateb Yacine dans Nedjma. Ce travail de l’écrivain fréquente celui du psychanalyste qu’il a été, car son écriture est porteuse d’un projet, celui de forcer des chemins pour la réparation de ces corps mutilés, de ces morts sans tombes, ces disparus en nombre incalculable. Écrire de telle sorte, que puisse se tracer avec les mots et surtout à l’ombre des mots un chemin pour une « … Joie fragile, calculée, volée à l’étouffement du monde » (‘Mémoire de l’Absent, p. 121).

L’écriture de Nabile Fares est inédite dans son style incomparable et dans son projet de faire de l’Histoire avec des histoires singulières, intimes, de lutter contre les tentatives totalitaires de déliaison entre l’assignation à l’Histoire Une et « l’étouffement » de ses singularités. Yahia pas de chance, cette équivocité entre le prénom masculin de Yahia et le terme vivra/renaîtra se trouve transformé sous sa plume, grâce à la poésie, en une chance pour le vivant, celle de ne jamais céder sur sa position d’interprète et d’acteur, le pas (au double sens d’un pas de danse ou de marche et du pas de la négation) ouvre un chant à l’accueil du possible. Ce chant est celui qui laisse place à la langue maternelle, le berbère, celle dont nous sommes tous les enfants (quels que soient nos régions/nos territoires) car elle est la langue du royaume perdu. C’est par la langue du conte et du mythe que se recréent les voies pour des passages obstrués, ceux qui causent « l’étouffement » et laissent orphelins dans « l’incendie du monde » (Mémoire de l’Absent, p. 17). Il s’agit donc dans ses textes de renouer avec les mots dans ce qu’ils laissent dire et dans l’Impossible à dire qui se dépose en creux, qu’un Pas vers la chance se profilera.

Le vécu d’une « cassure du monde » chez chacune et chacun par et dans l’Histoire est un Impossible à dire mais Nabile Fares nous propose de le saisir à partir de l’absence, des blancs de l’écriture, des zones de désarticulation du texte, de déraillement, ils se lisent dans le silence alors que leur bruit est fracassant. Pour rendre cette affaire transmissible, il ouvre le corps du texte et le laisse aller vers ses déchirures les plus profondes car il faut bien le dire « Je sais que c’est cela notre malheur, en plus de la perte et du délire ; avoir vécu dans l’effraction… C’est ainsi que se donnait à nous le monde, ou ce que l’on appelle le monde, notre entourage de mésalliance » (Mémoire de l’Absent, p. 24).

L’Absent, cet interlocuteur infatigable qui ne cesse de réclamer son dû, tel un fantôme, il rôde et se montre envahissant lorsque nous lui refusons l’accueil et il devient monstrueux et malveillant si nous cherchons à l’enfermer dehors, à l’exclure, à le meurtrir. L’Absent, celui qui s’est échappé une nuit d’un corps et qui, depuis, hurle sa douleur. Ce corps qui a perdu son âme, se trouve réduit en lambeaux, fragmenté, éparpillé, il erre entre ciel et terre, suppliant, invoquant mais ces cris restent sans appel.

C’est par la douleur du corps que Nabile Fares nous introduit à ce que dans notre jargon psychanalytique, nous nommons traumatisme : une fracture irréversible qui empêche la possibilité de se (re)trouver, de s’unifier, bref de devenir un soi-même. Ce traumatisme est aussi celui qui résulte de « l’expulsion » de la langue de l’intime et qui piège dans un état de suspension entre le mort et le vivant, dans cet univers où plus rien ne lie, ni ne sépare.

Nous pouvons dire que toute son écriture porte cette catastrophe humaine dont l’Absent est le témoin indéfectible. Suivre pas à pas l’Absent, c’est accepter de se lancer dans une enquête pour tracer et marquer les lieux de cette catastrophe, les identifier pour espérer un jour les transformer en lieu vivable, sans rester assigné à un paysage de ruines et de désolation. Il y a dans les textes de Nabile Fares une place majeure pour des écritures à venir, des inventions, des trouvailles, que chacune et chacun peut et surtout doit pouvoir faire siennes. Rejoignant par là, cette formule de Freud « ce que tu as hérité de tes pères, tu dois le conquérir, si tu veux le posséder ».

Aujourd’hui, nous perdons un père, un grand homme, un enfant de la guerre qui nous laisse à notre tour orphelins, il reste une œuvre extra-ordinaire pour quiconque veut consentir à entrer dans l’Histoire et en assumer en son nom la responsabilité d’une lecture, qui serait réinvention d’un rapport au monde, en ce temps de clôture et de guerre répétées à l’envi, jusqu’à l’épuisement.

C’est parce que tu es devenu trop brusquement Notre Absent que ces mots te reviennent pour t’accompagner et refuser à ton âme l’errance tant décriée de tes mots écrits, de ces cris qui se dégagent de chacune de tes phrases.

À notre tour, de te dire que la douleur de tes personnages au corps en pièces détachées, à force de massacres divers et multiples, est Nôtre.

Ton absence, ta disparition en ce jour du 30-08-16, nous mène à rencontrer une étrangeté que tu as si bien décrite, en disant « Je sens en moi une désertion, oui, une désertion de l’amour, comme si ce mouvement dans la ville, cet autre mouvement éloigné de la ville, de notre ville, creusait en moi ou en nous, une sorte d’avidité désertique, une sorte de puits de soif, ou de désir sans matière » (Mémoire de l’Absent, p. 24).

Karima Lazali
Psychanalyste, Alger/Paris.

Tout comme tous les musulmans ne sont pas arabes, tous les arabes ne sont pas musulmans ; et de même, tous les chrétiens ne sont pas européens, et tous les européens ne sont pas chrétiens ; tous les terroristes ne sont pas musulmans, et tous les musulmans ne sont pas terroristes ; tous les français ne sont pas coloniaux, et tous les coloniaux ne sont pas français ; tous les israéliens ne sont pas juifs et tous les juifs ne sont pas israéliens ; tous les iraniens ne sont pas aryens, et, tous les aryens ne sont pas iraniens…

On pourrait continuer à relativiser la violence inscrite dans les généralisations meurtrières, même si “tous les hommes ne sont pas menteurs, et que : tous les menteurs sont des hommes, ou bien : tous les hommes ne sont pas des meurtriers, mais tous les meurtriers sont des hommes…” ».

Banlieues, islam et civilisation, 2005, Nabile Farès.

Nabile Farès nous a quitté dans un mois d’été 2016, le 30 août. Prématurément car il avait encore beaucoup à dire et à nous apprendre. Petit enfant kabyle, né en1940, dans la tourmente dès l’enfance, pensionnaire minoritaire pendant ses études de lycéen à Blida en Algérie, il observera la grève des étudiants algériens en 1956 et un peu plus tard se retrouvera à la frontière algéro-tunisienne pour participer à l’indépendance de l’Algérie malgré l’incompréhension rencontrée à l’époque au sein de l’armée algérienne des frontières (ALN). Il avait une machine à écrire pour y inscrire son premier roman. Elle n’aurait du servir semble-t-il qu’à enregistrer des données statistiques, le nom et le pedigree des soldats !

Dès cette époque Nabile Farès est à la fois engagé et libre, attentif et prêt à analyser les avancées et les reculs dans tous les domaines qui concernent l’humain.

Dès la reprise de ses études il est l’élève de Germaine Tillon, de Lévinas et surtout de Pierre Kaufmann avec lequel il restera lié jusqu’à la disparition de ce dernier.

Il se révèle surtout, dès la fin des années 60 comme un remarquable écrivain : un écrivain qui sait que l’écriture se fait à partir de perceptions, de sensations corporelles, de bris de langues pour les traduire en mots, en représentations accessibles à tous, à l’Autre et aux autres. Cette écriture travaille sans relâche le fonds des cassures du monde, des traumatismes, des zones d’atteintes à l’humain afin de promouvoir un autre univers « de solidarités, de reconnaissances, d’égalités, d’espoir, et de persévérance, attachement de l’humain à l’humain. »

C’était l’immense espoir d’offrir par cette écriture – et n’est ce pas ce qui devrait soutenir toute écriture ? – place à cet Autre, avec un grand A, dans son absence présence, et aussi à cet autre avec un petit a dans une pluralité de langues, d’origines, de passage de frontières vers une nouvelle humanité. L’inscription de cette humanité sans cesse à reconquérir par l’écrivain, poète et ultérieurement psychanalyste. Professeur de littérature « francophone » comme l’on dit en France et également en Algérie, Nabile Farès est effectivement devenu progressivement psychanalyste mais un psychanalyste qui n’a jamais cessé de se préoccuper du parcours des déshérités, héritiers d’« un passé qui ne passe pas » et qui ont plus de mal que d’autres à dépasser clivage et désubjectivation. Un psychanalyste qui n’a jamais cesser d écrire sur les violences du politique en tous lieux et plus singulièrement en France et en Algérie et leurs conséquences sur l’ensemble d’une société et sur chacun de ses membres. En effet toute l’œuvre de Nabile Farès, aussi bien comme romancier que comme psychanalyste – et les deux intriqués – témoignent sans relâche de cette quête concernant les fractures de l’histoire avec un H majuscule et celle de l’histoire subjective, les deux entremêlées, et cela dans une langue magnifique où métaphores et métonymies se côtoient, s’enchevêtrent le plus souvent, avec audace… Ouvrir les mots, les multiplier, comme pour atteindre l’impossible à dire ou faire bord, encercler la béance de la blessure… Et, osons le dire, souvent avec une pointe d’ironie moins perceptible comme si l’écrivain demandait au lecteur « Qu’allez vous faire de ce que je vous donne à lire ? ».

De ses nombreux livres on ne peut citer ici que quelques uns. Le premier Yaya, pas de chance, paru au Seuil en 1970, réédité en 2009, avec un sous titre, un jeune homme de Kabylie aux éditions Achab et traduit en kabyle en 2015. Lui succédera la Trilogie du nouveau monde : Un passager de l’occident, Le champ des oliviers et Mémoires de l’absent, au Seuil. Et plus tard dans d’autres maisons d’édition, Le chant d’Akli, La mort de Salah Bay (1980), L’exil au féminin (1986), Le Miroir de Cordoue en 1994, jusqu’à Il était une fois l’Algérie aux éditions Achab en 2010. Et enfin ce dernier livre paru quelques jours après sa disparition, Maghreb, étrangeté et amazighité aux éditions Koukou1.

Nabile Farès s’intéressait aussi aux contes, notamment les contes berbères, transmis par la voix des femmes. Il encourageait de jeunes chercheurs à les traduire et à les commenter.

Il avait également un temps soutenu de jeunes comédiens au théâtre d’Aix à Marseille et écrit avec eux une pièce de théâtre Dialogues d’émigrés en France.

Ceci est moins connu et est important à rappeler : Nabile Farès écrivit dans au moins trois numéros de Psychanalystes, la revue du collège de psychanalystes2.

Le rapport à l’autre, l’étranger-l’hostile, qu’en est-il de la frontière ? Des névroses de guerre ? Des silences de l’histoire sur les massacres conduisant à la déshumanisation des sujets dans leur subjectivité ? Tous ces thèmes étaient, en véritable précurseur, développés par Nabile Farès – tout en montrant qu’il connaissait ses ancêtres psychanalytiques.

Dans son article “Rumeur de l’étranger” en 1989 il écrivait en conclusion :

« D’une certaine façon, aux blessures symboliques désignées par Freud dans “Une difficulté de la psychanalyse” devrait être ajoutée celle qui a trait précisément à « l’identité étrangère ». Difficulté essentielle à laquelle se heurte non seulement les reconnaissances politiques de l’immigration mais à travers elles, la parole d’émigration. La sphère de différentiation culturelle ne doit pas nous masquer la réalité de cette difficulté subjective dont le racisme en ses retours et rumeurs actuelles est l’élément violent, récurrent, symptomatique de la question sociale de l’identité, non pas culturelle, mais en son sens le plus large, de civilisation. Et peut être que l’essentiel de la conception freudienne de « l’étranger » tendrait alors à définir le pacte social comme ce travail permanent de dénouement du sujet émigré hors des formes archaïques du social, dénouement qui en tant que pacte, défait l’équivalence « étranger- hostile » posée à priori dans le malaise et le refoulement de la pulsion ».

Cette interrogation Nabile Farès la portera toute sa vie y compris dans ses pages de Blog de Mediapart jusqu’en janvier et avril 2016 que je vous invite à lire. Il ne cessera de nous y faire revenir, et d’éprouver avec lui les silences sur les blessures, fractures des singularités aux prises avec l’assignation à – comme j’ai l’habitude de le dire – une Histoire une, une origine Une, une langue Une.

Alice Cherki

Annexes

Solidarités et déshumanisations : passes et impasses d’hier et d’aujourd’hui

  • 19 avr. 2016

  • Par Nabile Farès

  • Blog : Le blog de Nabile Farès

« Pourrions-nous vraiment tirer profit d’un certain nombre d’impasses, d’événements et de pensées qui ont déjà coûté si cher à ce qu’il est convenu d’appeler l’humanité que nous sommes et serions, dont, en tant qu’êtres humains, nous sommes partie.

L’évolution du droit positif, au-delà de la hiérarchie des normes de Hans Kelsen (anti-esclavagiste, anti-inquisitorial, anti-colonial, antisémite, anti-torture et antigénocide, anti-extermination ; les notions de « Crimes contre l’humanité », « crimes de guerres », « droits fondamentaux » ont éclairé, même si ces crimes continuent d’exister, notre modernité) a permis que soit marqué une limite juridique et existentielle, éthique et historique entre ce qui relève de l’humanité comme valeur positive, et l’inhumanité comme valeur (eh oui !) négative destructrice de soi et de l’autre humain en son humanité, toujours à combattre et destituer.

Le langage nous invite bien souvent à déceler ce qui demeure à comprendre, percevoir, et, surtout, à éviter, de ces « impasses » que nous avons nommées entre parenthèses : esclavagismes – enfants, femmes, hommes, – colonialismes, inquisitions, arbitraires, antisémitismes, shoah, pratiques génocidaires, tentatives d’exterminations culturelles, corporelles, individuelles et collectives, tortures et mille autres inventions déshumanisantes.

Prenons, par exemple, l’expression « Un passé qui ne passe pas » qui, aujourd’hui, peut, sans défaut ni restriction, qualifier chacun de ces événements en impasses de l’humain, des droits fondamentaux revendiqués, reconnus, de l’humain, radicalement mis en question, niés, outragés, moqués, bafoués, déniés, hiérarchisés, déshumanisés jusque dans leur existence langagière comme dans cette expression dégradante de« droits de l’hommiste ».

Si l’humanité, ainsi que chaque espèce, minérale, végétale, animale, etc., est semblable dans ses constituants chimiques, moléculaires… elle demeure diverse dans ses réalisations et actualisations sociales, coutumières, imaginatives, intellectuelles, scientifiques, philosophiques, littéraires, linguistiques, politiques, qui, elles, concernent les moments éthiques de l’humanisation et de la déshumanisation, et, il s’agirait alors, de saisir, à chaque moment d’histoire locale et universelle, le moment critique de cette limite – humanisation/déshumanisation – Ainsi, si l’on prend « l’événement Daech » comme événement et acte en impasse, on reconnaîtra aisément que cet événement – car cela fait événement – se passe à la surface de l’histoire et de la culture arabe et plus généralement de l’islam, ceci localement, et, dans le même temps, la même contemporanéité disparate, dans l’histoire universelle, et fragmentée qui, elle, intéresse chacune et chacun de nous, aujourd’hui.

Cet événement, et ces événements déjà cités en impasse, ne manqueront pas d’intéresser et de solliciter l’attention des générations actuelles et futures, et, comme tels, c’est-à-dire à cause de leurs situations d’impasses vis-à-vis de l’humain, d’être dans une position de rendre nécessaire leurs dépassements.

De l’expression « un passé qui ne passe pas », il faudrait saisir ce que celle-ci veut bien laisser entendre du franchissement de cette limite entre humanisation et déshumanisation, nous faisant savoir que, selon les circonstances, les conjonctures événementielles et politiques, les qualités, valeurs, droits fondamentaux individuelles et collectifs de l’humanité, peuvent être niés, bafoués, récusées, caricaturés, moqués, perversement et jouissivement, combattus, exsangues, momentanément détruits ; et, ce qui ne passerait pas de « ce passé qui ne passe pas » serait ce moment où, dans l’humanité, été, aura été, provoqué une crise qui aura mis, mettrait, en péril les valeurs de solidarités, de reconnaissances, d’égalités, d’espoir, et de persévérance, attachement de l’humain à l’humain.

Ce passé qui ne passe pas est la marque traumatique, traumatisante de ce qui a failli dans le lieu de l’altérité et de responsabilité qui lie les femmes et les hommes, les générations entre elles : ce qui fait de chacune et chacun de nous des êtres responsables autant du passé, du présent, que du futur.

Une autre expression pourrait aussi marquer de moment, qui dirait l’inverse de celle du « passé qui ne passe pas » serait celle-ci « Après tout, après moi, le déluge… » ; eh bien, justement même en suspend, la question de « l’après » l’emporte.

Sisyphe, ainsi que Jonas, seraient peut-être aujourd’hui heureux d’apprendre que même si nous vivons encore dans un monde exclusif, excluant, nous sommes dans un monde devenu solidaire, étroitement lié humainement et universellement, et à nous, femmes et hommes, de le rendre plus hospitalité, plus heureux, si possible… ».

Nabile Farès, écrivain, psychanalyste.

Estime de soi, estime de l’autre, et déchéance

  • 26 janv. 2016

  • Par Nabile Farès

  • Blog : Le blog de Nabile Farès

« Peut-être pourrait-on s’inspirer de quelques lignes extraites d’un article paru en Algérie dans une revue du nom de Naqd, mot qui veut dire, entre autres significations, « nœud », carrefour de sens, liens, liaisons, revue qui se présente comme « une revue d’études et de critique sociale », pour comprendre des phénomènes de violences actualisées par de jeunes personnes dont on n’aurait pas soupçonné la détermination à accomplir des meurtres-crimes-assassinats de personnes civiles inconnues d’elles et sans liens avec elles, vivant dans des mondes et des lieux sans liens avec elles, et pourtant, par elles, considérées comme non seulement responsables mais plus directement causes de leurs situations au point de venir leur ôter la vie dans des conditions qu elles voudraient héroïques et exemplaires, alors qu’il s’agit d’actes de totale lâcheté, dénués de toute exemplarité si ce n’est celle qui a à voir avec l’état psychique de totale volonté meurtrière, sans doute issue d’une lente et longue expérience de désubjectivation de soi et des autres en tant que personne digne d’être tenue pour un sujet, une personne humaine, et, non un déchet, digne d’être écoutée, comprise, reconnue, non-dévalorisée, dont la part intime de subjectivité et d’humanité inscrite en chaque personne n’a pas été éveillée, ni admise, ni respectée, ni construite.

Voici ces quelques lignes proposées par Abderrahmane Si Moussi, psychanalyste, en Algérie, à Alger, qui peuvent nous aider à comprendre l’état de nervosité et d’angoisse qui règne dans un pays où les catastrophes et échecs politiques, les catastrophes naturelles – inondations, épidémies, séismes – n’ont pas manqué de mêler leurs violences et de marquer la société dans son ensemble, individualités et collectivités locales et nationales comprises : « Tous ces malheurs », nous dit l’auteur de l’article, « sont certainement producteurs de souffrances et de désordres psychiques. À ce titre, ils doivent être étudiés et contrés. Cependant les observations psychiques découlant de la clinique indiquent fortement qu’un certain niveau désorganisationnel de la société et un échec de la personne ont participé fortement à l’éclosion de ces malheurs, à commencer par celui de la violence massive et extrême. Cette violence ne vient pas du néant. Elle découle en partie des échecs de la société, notamment à réguler les conflits de la personne… La démocratie psychique signifie un relatif équilibre de la personne… »

Cet équilibre étant lui-même relatif aux conditions de naissance, d’histoire, d’environnement familial, parental, social, scolaire, éducatif, politique, discursif et institutionnel. C’est pourquoi il est fort douteux que la menace – prenons le mot dans sa virtualité paranoïde – d’une déchéance – autre terme de virtualité fragilisante et émotionnelle aux accents traumatiques d’histoire sociale, ethnique, raciale et politique connues – de nationalité, soit susceptible de favoriser l’existence et la construction de cet équilibre psychique intime nécessaire et indispensable à la personne humaine en son présent et devenir.

Le développement équilibré des sociétés et certaines instabilités et incidences violentes des discours politiques souvent se heurtent et rompent précisément les équilibres toujours fragiles, mouvants, à refaire, nécessaires à maintenir le bien-être de tous les membres, actrices et acteurs existant dans une société commune, et non pour une seule ou un seul de ses membres, ou quelques-unes, quelques-uns d’un groupe, d’une association, à plus forte raison d’une communauté dite nationale à valeur universelle et humanisante.

Créer, accueillir, éduquer, transmettre

  • 9 févr. 2015

  • Par Nabile Farès

  • Blog : Le blog de Nabile Farès

« Ce que les meurtres récents indignes, inutiles, révoltants, d’écrivains, de dessinateurs, de créatrices, créateurs, citoyennes, citoyens, femmes, hommes, qui nous peinent, nous donnent à penser : il est grand temps de faire exister, et coexister autrement les institutions familiales, écoles, ministères, associations qui ont en charge les transformations, créations, impasses, passages, des vies sociales communes, étatiques, solidaires, éthiques et existentielles.

Surtout lorsque ces vies sociales communes, nationales et internationales, sont faites, construites par les multiples différences, conflictuelles ou non, des immigrations, mémoires, histoires de guerres, génocides, colonisations, exterminations, expulsions, et, à l’encontre de ces foutus, envahissants, malheurs, les tentatives de faire vivre ensemble, créer ensemble, des enfants, des adolescentes, adolescents, des adultes, d’histoires, formations, cultures, langues, différentes.

La France est un immense laboratoire d’espoirs pour les personnes qui ont dû quitter leurs pays – sont-ils les leurs ? – de provenances, ou, mieux les premiers pays, chronologiquement, de leurs existences pour des raisons multiples très aisément identifiables par leur manque d’espoir de vie, de devenir, de connaissances, de désirs de cultures, développements personnels, familiaux et, aussi bien, collectifs.

Plus de trente années passées à travailler, enseigner, dans les différents lieux qui ont justement en charge le développement de celles et ceux qui au tout début de leurs existences puis, avec quelque bonne chance, se développent, s’émancipent si cela leur est possible, si elles, ils, aussi le veulent, toujours intensément et initialement, à leurs corps et âme défendant, oui, travailler, enseigner, créer, dans les écoles, les lieux publics, les collèges, les lycées, les universités, les livres, les bibliothèques, les associations, à basse terre, si j’ose dire, en tenant compte plus des difficultés que des réussites

(entre parenthèses, dans un langage un peu direct : qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que l’autre semblable réussisse, si « moi » j’échoue) – oui, plus de trente années, sous différentes latitudes, permettent de dire que les situations et vocations des écoles, des familles, des institutions, des medias, qui ont, précisément, en charge le développement des mises en commun de la culture, de la liberté d’expression et de vie, d’éducation, ne relèvent plus d’une pensée binaire, du ceci et pas cela, mais d’une pensée qui prendrait vie en tenant compte de la réalité multiforme des sociétés.

Marcel Mauss, dans sa grande œuvre anthropologique vivifiante, condensait l’existence des échanges symboliques, matériels, de la vie sociale, non pas simplement chez les Esquimaux, à partir d’un quadripode donner-recevoir-rendre – sans oublier, reconnaître, constituant et instituant ainsi la dette « dûe », cela vaut la peine d’insister, de chacune envers chacune, chacun envers chacun, toutes sociétés et personnes, comprises.

La dite « mondialisation » a sans doute un prix.

Il serait temps, pour éviter, et cela devrait être possible, pour enrayer les tragédies qui se répètent et s’accentuent comme celles qui ont eu lieu en France, à Paris, à Toulouse, dans d’autres lieux, de rappeler et dire aux familles, enseignants, éducatrices et éducateurs, somme toute, associations, que leurs obligations ne sont pas coupées en différentes assignations et cases, – à moi la famille, la prière, la religion, à elles et à eux, l’école, la rue, le travail, la laïcité… – mais qu elles ont toutes, à des niveaux différents, des obligations et missions multiples et semblables, celles, primordiales, de bien – oui, bien – accueillir dans le respect de soi et de l’autre, d’éduquer, c’est-à-dire, de conduire en d’autres lieux que ceux de l’oppression, de l’autoritarisme, de la punition- répression, du manque de parole et d’histoire, de nom, de prénom, celles et ceux dont elles, ils, ont la charge de transmettre, c’est-à-dire, à plusieurs voix, mémoires, histoires, éducations de soi et de l’autre, et, surtout, de créer, créer de la vie sociale qui ne vit que de créations, de répétitions, innovations et créations.

Une famille, une société, sans créativité sont impossibles à vivre.

En plus des 2 fois 3, six obligations d’enseignement concernant les 3 opérations, additionner, soustraire, multiplier, et lire, écrire, compter, sont les créations : le théâtre, le dessin – les dessins de paysages que l’on aimerait visiter, inventer, les paysages que l’on aimerait fuir, ceux qu’on a quitté, des foules de paysages, jusqu’à ceux de Winnicot, du squiggle, entre autres – la photographie, les musiques, le chant, la danse qui apprivoise le vide, le corps autre, la séparation, le toucher, l’équilibre, le déséquilibre, le cinéma, les arts que l’on pratique parce qu’ils permettent de faire, de voir, d’entendre, d’écouter, de réfléchir, de montrer et de composer ; les arts, qui sont aussi, des métiers que l’on apprend et que l’on goûte ; les contes de tous les pays, les noms, réunis ou en conflits qui permettent à condition de les écrire, les réécrire soi-même, de penser, de mettre en récit, de se sentir bien, dans sa peau, accepter, reconnaître celle des autres, dire.

Même un écrivain, marocain et français, aussi reconnu que Tahar Benjelloun vient de publier une livre dont le titre est Mes contes de Perrault, aux éditions du Seuil, à Paris, en France : « Tu te rends compte ! m’a dit mon petit-fils, Louis, qui lui, à le voir, est asiatique, coréen, vous me direz, qui parle un français bien en avance sur le mien, et, quelle politesse. »

Accueillir, éduquer, transmettre, ne suffit pas : il faut créer.

Créer les espaces de travail, les ateliers, les temps de travail, qui exigent beaucoup de patience, de goût, de savoir-faire et de considération : mettre ensemble nos vies n’est pas une mince affaire ; plus de trente années passées dans les différents rouages qui ont en charge l’émancipation des personnes, des sociétés, des groupes, des peuples, des états, et, une bonne pratique de psychanalyste sans divan dans les écoles et les livres, et, de divan, m’a appris que l’émancipation, le droit de parole, de bafouiller, d’existence et de reconnaissance, n’est pas une simple pratique de discours officiels réitérés, incantatoires, médiatiquement promus, mais une nécessité de la vie des enfants-naissants, des adolescentes, adoles-cents, et des adultes, au-delà de leurs provenances, langues, cultures ou pas.

Et, ici nous parlerons des adultes qui, à leur tour, ont à apprendre à se démettre de leurs oripeaux de maîtrises et prétentions d’incarner la mesure et surtout d’être l’image, bien vite caricaturable, de l’intelligence et de l’exception de la vie sociale commune vécue toujours dans et par le privilège du « haut » « beau » « bon » « cultivé » « civilisé » « racé », et j’en passe.

Accueillir, créer, éduquer, transmettre, et, à travers cela : vivre, être « reconnu » vivant, dans un monde lui aussi traversé par tant de haines, violences, inégalités, guerres, ségrégations, dictatures, anathèmes, intolérances, confusions, mépris, injonctions vaniteuses, aujourd’hui.

Peut-être que la force des caricatures qui attirent tant de haines et foudres, meurtres, nous enseigne-t-elle, par contagion, créativité, existence, que nous sommes bien entrés, en paraphrasant un beau poème de Desnos, dans un monde de caricatures, qu’elles se réfèrent au politique, au littéraire, au médiatique, au social, au religieux, à l’idéologique, au royal, au militaire, et, au démocratique…

Peut-être sommes-nous devenus les caricatures de nous-mêmes, de l’humain, pauvres humains toujours et encore rivés aux prétentions vanités orgueilleuses d’un monde d’outre-foi…

De même, est-il possible que dans un monde de guerres, sans créativité pour les interrompre, créatrices et créateurs deviennent, paradoxalement et efficacement, les boucs émissaires de toutes les médiocrités, apparats, jalousies, impossibles, envies, rêves de meurtre rapts, chantages, otages et coercitions.

« Qui sait »

À la place du « Que sais-je »

« Du bon français, j’espère, me dit, il y a bien longtemps, un instituteur. »

Le poème de Robert Desnos s’intitule « Corps et biens. »

Il est temps de réagir…

Et, surtout, … d’agir…

C’est possible ? ».

Nabile Farès, écrivain, psychanalyste.

Pour Nabile Farès

Nabile fut d’abord pour moi un compagnon de voyage. Séjour au Brésil, à Bahia et Rio, en 1996, lors d’un colloque organisé par M. Cadoret. C’est sans doute notre goût des dérives et de la promenade, loin des circuits touristiques les plus ordinaires, notre envie de découvrir, de s’émerveiller et de rire ensemble qui nous lia d’abord. Des moments d’intense sérieux, un regard vif, une bonté inquiète et bourrue aussi émergea de lui lorsque nous assistions à une cérémonie de Candomblé qui, c’était déjà rare à l’époque, ne rassemblait pas de touristes avides d’exotismes de pacotilles, mais des femmes et des hommes, humbles, enracinés, avec qui nous avions déjà coutume d’échanger des mots de bonjour, d’accueil. C’était à Bahia.

Nous nous perdîmes de vue, je me mis alors à le lire, et je le revis lors du séminaire qu’organisait dans l’association Psychanalyse actuelle Jean-Jacques Moscovitz.

Je retrouvai chez Nabile sa disponibilité, son goût du mot juste, son intransigeance, avec ce qu’il fallait aussi parfois de fantaisie pour compléter son charme.

Une question insistait chez lui qui était celle du montage entre les histoires des « petites » vies si précieuses et les grands récits qui façonnent autant les idéologies que les espoirs.

Découlait de là une interrogation pressante sur les points de jonction et de disjonction entre humain et inhumain.

Son style, vivant précis, nerveux et parfumé, recueillait cette soif de vivre qui vient se loger au cœur des désarrois, des détresses et des déracinements. Ses interrogations posées à la psychanalyse et à l’anthropologie concernaient la façon dont, dans l’invention d’institutions pérennes, et dans le quotidien de la vie quotidienne, les humains inventaient l’humanité et le devoir d’hospitalité.

Ces deux aspects de sa démarche, le rendaient particulièrement sensible à ce qui résonnait dans sa vie même : l’impact des contextes d’imposition de langues et de cultures dans des contextes d’oppression, les stratégies de détour et de résistance qui s’inventaient.

En cela il faisait lien entre psychanalyse, littérature et anthropologie.

Olivier Douville


1

Voir à propos de l'œuvre littéraire de Nabile Farès les contributions d'Ali Chibani et notamment “A la mémoire de l'absent", paru le 9 septembre 2016, Lettre d'orient XXI.

Ali Chibani, journaliste et écrivain, auteur du recueil poétique L’Expiation des innocents, il est aussi docteur en littérature comparée. Il collabore au Monde diplomatique, aux sites SlateAfrique.com et Tv5 Monde, Grotius.fr ainsi qu'à la revue Cultures Sud. Il a également co-fondé le blog littéraire La Plume Francophone.

2

Dans le numéro 31 Retour de l'étranger, il offrit “Rumeur de l'étranger" ; dans le numéro40, L'Islam au singulier en 1991, “Frontières du sujet" et enfin dans le numéro “Violences et subjectivation", 1992 no45, résultat d'un colloque où toute une partie était consacrée à la guerre d'Algérie. Son intervention s'appelait : “Névrose de guerre, illusion rétrospective".


© Association Psychologie Clinique 2017

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.