Numéro |
psychologie clinique
Numéro 51, 2021
Entre croyance et conviction, l’incroyance
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Page(s) | 216 - 221 | |
Section | Hommages | |
DOI | https://doi.org/10.1051/psyc/202151216 | |
Publié en ligne | 9 juillet 2021 |
L’acte d’écriture chez Joyce*
Pour Joyce, la raclée qu’il a eu de ses camarades n’est pas un événement, il a « laissé tomber le corps comme une pelure ». Son image inconsciente du corps n’y est pas. Ce qui fait dire à Lacan que l’imaginaire n’est pas noué au réel et à l’inconscient chez Joyce. Mais alors, comment le corps à la lettre ? La réponse de Lacan se trouve dans les fameuses épiphanies de Joyce, qui, comme le dit à sa façon Moustapha Safouan, permettent un nouage entre le réel et l’inconscient.
Abstract
For Joyce, the beating he received from his friends is not an event, he "let fall the body like a peel" (Lacan, The Sinthome). His unconscious body image is not there. That is what makes Lacan say that the imaginary is not knotted to the real and to the unconscious in the case of Joyce. What about then the body literally ? Lacan’s answer is found in the famous epiphanies of Joyce, which, as Moustapha Safouan puts it in his own way, allow a knot between the real and the unconscious.
Mots clés : Corps / écriture / forclusion / Joyce / réel-inconscient
Key words: Body / foreclosure / Joyce / real-unconscious / writing
© Association Psychologie Clinique 2021
Jai rencontré le mois dernier un britannique que vous connaissez peut-être de nom parce qu’il a publié il y a quelques décades un livre sur Joyce qui a fait beaucoup de bruit à l’époque : Colin MacCabe. Il m’a dit qu’à l’heure actuelle, il s’intéressait tout particulièrement à James Joyce et Virginia Woolf. La raison en est le déplacement d’accent qui d’après lui a eu lieu dans le domaine de la littérature, au cours du vingtième siècle. Alors que la relation à la société vient au premier plan dans l’œuvre d’un Flaubert ou d’un Balzac, l’intérêt majeur de ces deux géants de la littérature anglaise tourne avant tout autour de la relation du sujet au langage. À la vérité la thèse de MacCabe me fait reprendre l’opinion de Virginia Woolf qui, parlant du futur écrivain dans un texte intitulé La poésie, la fiction et l’avenir, nous dit expressément qu’« il aura peu de parenté avec le roman sociologique ou le roman d’environnement… mais dévoilera la relation de l’esprit aux idées générales et son soliloque dans la solitude »1. Qu’un tel déplacement de l’intérêt ait eu lieu dans le champ de la réflexion philosophique, y produisant ses effets de subversion ontolo- gique est indéniable, il suffit de citer les noms de Wittgenstein et de Heidegger. Mais les sciences humaines n’en sont pas restées indemnes. L’anthropologie a dû sa vitalité à l’ouvrage de Morgan sur les lois du mariage, nous montrant que l’espèce humaine est la seule espèce animale dont la reproduction n’est pas laissée à l’indétermination des partenaires, mais obéit aux lois selon lesquelles chaque société organise les relations de parenté entre ses membres, des lois dont l’existence est donc universelle, quelque soient leurs différences dans les différentes sociétés où elle fonctionne comme des textes sans auteur. Or dans l’ouvrage que vient de publier cette année l’éminent anthropologue Marshall Salins, de Chicago, sous le titre de WhatKinshipp is… and what it is not, nous apprenons que quelle que soit l’importance que nous attribuons à la semence paternelle et au sang de la mère dans la fabrication des nouveaux nés, la parenté, elle, est de part en part un phénomène culturel, qui réside en une « réciprocité d’être » (réciprocité & being) qui se ramène en fin de compte en une « réciprocité de nomination » (réciprocité & naming).
À mon avis ce déplacement de l’intérêt de l’axe de la société à celui du langage, a été entamé grâce à la révolution faite par Frege dans le domaine de la logique et par son contemporain Saussure en linguistique. Le premier a écarté la division aristotélicienne de la proposition en un sujet qui désigne la substance, et un prédicat qui désigne l’attribut, lui substituant celle de la fonction et de l’argument. La fonction est une propriété, mais qui contrairement à l’attribut ne se rattache à aucune substance. Elle désigne n’importe quelle propriété qu’il nous plait de construire, cela peut être la propriété d’être un animal ayant deux ailes et quatre pieds. Aucun animal, aucun x ou aucun argument, ne répond à cette description, auquel cas nous obtenons la classe vide, inadmissible chez le Stagirite, puisque, selon lui, parler de ce qui n’existe pas, ce n’est rien dire. Pour ce qui est de Saussure, la publication en 2006 de ses manuscrits trouvés en 1996 a tellement clarifié sa pensée qu’aucune unité, quelle que soit sa positivité comme son, ne saurait fonctionner comme une unité linguistique que dans la mesure où elle représente une différence faisant partie d’un système d’oppositions réciproques, que maints linguistes ont parlé de « subversion ontologique ». Ce en quoi ils ont raison car il y va d’une doctrine qui met fin à l’éminence platonicienne de l’Un comme principe.
Il n’est peut-être pas un hasard si tous ces chambardements avaient eu lieu à une époque où le déclin du patriarcat et son corollaire de la domination masculine avaient atteint un degré tel que Lacan n’a finalement retenu de la paternité que l’efficacité de son nom, dont la forclusion, il est vrai, engendre la psychose. Or, l’intérêt de Lacan psychiatre porte particulièrement sur les voix qu’entend le psychotique. Le plus souvent, elles constituent des signifiants qui ne signifient rien à part leur propre pouvoir de signification. D’où le caractère de phrases interrompues qu elles revêtent chez Schreber : « est-ce que tu crois que… », la phrase s’arrête à la partie syntactique où la signification s’annonce mais reste en suspend, retenue en quelque sorte dans des signifiants qui se font entendre dans le réel. En revanche, le sujet normal nage, lui, dans des significations qui renvoient, chacune, à d’autres significations, ce qui rend on ne peut plus aléatoire la sortie de leurs champs de façons à nous brancher directement sur l’objet réel dont on parle. Car même là où le signifiant sert à l’indexer à la manière d’un doigt pointé, on peut toujours se demander, comme le remarque Saint Augustin, s’il s’agit de la couleur de cet objet ou de sa place, de sa beauté ou de sa laideur, etc. Cela pose la question de savoir si nous trouvons chez le sujet dit normal, des moments qui sans avoir rien de psychotique, supportent la même description comme des moments où il rencontre le signifiant dans le réel. C’est en réponse à cette question que Lacan évoque l’exemple de l’expression « la paix du soir » qui me vient à tel moment à l’esprit sans que je sache s’il s’agit d’un murmure qui me vient de l’extérieur ou que je recueille du réel où il éclot.
La lecture de Joyce, tant comme critique et esthète que comme romancier, fait que je me demande s’il ne poursuit pas un idéal qui consiste non pas à cacher son jeu, mais à ce que l’artiste s’efface de façon à laisser la parole au réel, dans le sens que nous venons de voir chez Lacan et qui le fait considérer « le signifiant dans le réel » comme le littéral, au sens de la ligne de rencontre qui est aussi séparation, entre la névrose et la psychose. L’exemple le plus éloquent en est peut-être la fin de The Dead, qui est considéré par certains, non sans raison, comme la plus grande nouvelle de la littérature anglaise. À la lire, nous sommes comme hypnotisés, laissés sans savoir s’il s’agit d’une description des choses telles que Gabriel les voit la nuit à travers la fenêtre ou bien si nous assistons au spectacle de la terre qui s’ensevelit tout entière sous la blancheur de la neige qui tombe inlassablement dans le silence de la nuit, nous confiant par là son message le plus intime, relativement à la fin dernière.
Cet idéal de l’écriture trouve peut-être son expression chez Hofmannsthal dans sa Lettre de Lord Chandos « une la langue dont pas un seul mot ne m’est connu, une langue dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu »2.
Une langue qui nous fait entendre la voix du réel assure la certitude absolue. Rappelons donc que l’acte grâce auquel chacun de nous assume le nom qui assure sa filiation à son père est un acte de foi. Or, « la carence paternelle », si sensible dans le cas de Joyce, a déjà atteint au siècle dernier un degré tel que même l’acte qui assure la filiation n’était plus à même de se mettre à l’abri de la puissance du doute. Il y a là une condition qui, à la limite, comporte la menace de la forclusion du nom du père. D’où se pose la question de savoir si l’exigence aiguë d’une voix qui exclut tout soupçon de tromperie, qu’on l’assigne à Dieu ou bien au réel, ne s’inscrit pas dans le cadre d’une défense contre une telle menace.
Présentation et commentaire
Christian Hoffmann
Moustapha Safouan a fait cette conférence le 22 avril 2013 à Saint-Gérard-Le-Puy, le dernier lieu de séjour de Joyce en France, lors du Jour d’Ulysse 2013, une journée d’études annuelle sur Joyce, qui était consacrée cette année au Portrait de l’artiste en jeune homme3. Je l’ai trouvé manuscrite dans ses archives.
Sa présentation par G. Colonna d’Istria sur le site Le jour d’Ulysse 2013, résume de façon très précise l’idée que Moustapha Safouan transmet dans sa conférence. Pour lui, l’intervention de Moustapha Safouan vient éclairer d’un jour nouveau les deux quatrains en italiques que Joyce a placés dans l’ouverture de son livre4
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon,
Demander pardon,
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon,
Ses yeux ils crèveront,
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon5
On comprend bien qu’il s’agit d’un interdit et de ses effets, mais il est bien plus difficile de trouver l’énonciateur d’un tel énoncé, autrement dit, la question qui se pose, comme le remarque G. Colonna d’Istria est bien celle de savoir, Qui parle ? C’est une voix anonyme qui semble venir des voix du monde, ce que Lacan appelle le réel. Il identifie cette énonciation à l’art de Joyce de disparaître comme sujet parlant pour laisser parler les choses. Il rejoint ainsi la thèse de Moustapha Safouan sur l’art d écrire de Joyce, à savoir : « L’idéal d’une magie qui vise à transformer la chose dont on parle en chose qui parle ».
Ce propos de Moustapha Safouan correspond parfaitement à la définition des fameuses épiphanies de Joyce, qui lui sont inspirées par sa lecture de Saint Thomas d’Aquin, et qui lui donnaient la certitude de sa vocation d’écrivain. Catherine Millot cite Joyce à ce sujet dans Stephen le Héros : « Lorsqu’il s’épiphanise, l’objet devient soudain la chose qu’il est : sa quiddité se dégage d’un bond devant nous du vêtement de son apparence. »6 Cette purification de la langue par la disparition de toute signification, réduit le texte au réel de la lettre, par l’absence de tout sens, ce qui nous donne à entendre la jouissance de Joyce7. Catherine Millot ne manque pas l’occasion de rapprocher ces épiphanies de Joyce aux hallucinations de Schreber. Cependant, il ne faut pas oublier, comme l’indique G. Colonna d’Istria, que si l’histoire commence comme un conte d’enfant qui se déchire très vite lors de son amour pour Eileen, une petite fille, que sa tante Dante frappe d’un interdit en le menaçant de l’enfer, parce qu’elle était protestante8. La première épiphanie est citée par Joyce au début de ce livre sous la forme de ces deux quatrains, après la narration de l’enfer de Dante.
James Joyce et Virginia Woolf ont renversé la littérature anglaise du début du vingtième siècle en assignant à l’écrivain à venir, non plus le naturalisme dans tous ses états, mais la langue, dont l’écriture repose sur les affects, autrement dit : le corps. Joyce prévient, « ce qui est en cause, c’est la langue et l’écriture elles-mêmes, et cela fait beaucoup d’histoires, dès qu’on y touche »9. Virginia Woolf propose une causerie qu’il serait bon d’intituler : « Propos décousus autour des mots ». L’analyste ne peut que se réjouir devant un tel bouleversement de la représentation du monde de l’écrivain10. Et ceci d’autant plus que le texte de Virginia Woolf s’intitule : « Le savoir-faire de l’écrivain »11, titre qu elle critique par l’absence de transmission d’un savoir y faire avec les mots pour les agencer, « car les mots ne vivent pas dans les dictionnaires mais dans l’esprit. Et comment y vivent-ils ? Ils ont des mœurs étranges et variées, comme celles des humains, vagabondant de-ci de-là, tombant amoureux et s’accouplant »12. En somme, les mots « opèrent indépendamment de la volonté de l’écrivain »13.
Revenons à la thèse de Moustapha Safouan sur l’existence d’« une langue qui nous fait entendre la voix du réel ». Il donne l’exemple de la fin de la nouvelle de Joyce, Les morts14. Lorsque Gretta annonce à Gabriel qu’elle a un amour mort caché au fond de son cœur à la fin d’une soirée de bal, l’érotisme de Gabriel sombre dans une mélancolie. Parla fenêtre, il assiste au-dehors au spectacle de la neige qui tombe : « Son âme se pâmait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts. »15
Pour Virginia Woolf, James Joyce est l’écrivain « le plus remarquable », il est « un écrivain de l’esprit » : « il se donne pour mission de dévoiler la flamme intime dont notre cerveau nous laisse percevoir les vacillements intermittents et il a, pour mieux la protéger, le courage de se défaire de tout ce qui lui paraît accessoire, que ce soit la vraisemblance, la cohérence ou tout autre repère qui, depuis des générations, a secondé l’imagination d’un lecteur qui devait imaginer ce qu’il ne pouvait toucher ou voir »16. Elle évoque la description du cimetière , « qui est un chef-d’œuvre », et qui ressemble à tout point de vue à la scène décrite auparavant : « Les hautes grilles du cimetière de Prospect se déplacèrent en un long frisson devant leurs yeux. Des peupliers noirs, des formes blanches, espacés. Puis des formes plus serrées, des ombres blanches qui se multiplient entre les arbres, une houle de formes blanches et de ruines muettes, dressant dans l’air leurs gestes vains. La jante gémit contre le trottoir terminus »17.
Comme précédemment, il s’agit ici d’un décor fantomatique où les formes du réel font signe du néant à venir. Par conséquent, comme le conclut Moustapha Safouan, si une langue, où une écriture, arrive à faire entendre la voix du réel, Joyce et Virginia Woolf s’en approchent, en jouant du hors-sens de la lettre, qui fait ainsi littoral (limite) à « l’extraordinaire jubilation de l’écriture » qu elle produit en même temps, » en tentant de faire entendre… la voix de l’irréductible »18. On peut alors se demander, comme le dit Moustapha Safouan, si cette écriture « ne s’inscrit pas dans le cadre d’une défense contre une telle menace (de forclusion) ».
Cette hypothèse de la limite entre névrose et psychose est corroborée par les propos de Joyce sur Ulysse, dont il dit l’avoir écrit comme, l’« Odyssée des temps modernes » qu’il faut entendre comme « l’épopée du corps humain »19 Stephen souffrait du corps et chaque épisode d’Ulysse est un organe du corps, comme le rappelle G. Colonna d’Istria. Si chaque épisode d’Ulysse est un organe, alors l’œuvre prend corps par son écriture (la lettre).
Lacan traite cette question du rapport du sujet au corps, en tant qu’il a un corps. Concernant Joyce, nous connaissons l’événement de la raclée qu’il a eu de ses camarades, dont l’effet a été un « laissé tomber le corps comme une pelure »20. On voit ainsi que l’image inconsciente du corps n’est pas impliquée dans l’affaire. Ce qui fait dire à Lacan que l’imaginaire n’est pas noué au réel et à l’inconscient chez Joyce21. Mais alors, qu’est-ce qui permet à Joyce de faire tenir le corps à la lettre ? La réponse de Lacan se trouve dans les fameuses épiphanies de Joyce, qui, comme le dit à sa façon Moustapha Safouan, permettent un nouage entre le réel et l’inconscient22.
Cf. l’intervention de G. Colonna d’Istria lors de cette journée d’Ulysse 2013, sur le site : http://www.iamesioyce-a-saintge-randlepuy.com/crbst1.html4
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