Numéro |
psychologie clinique
Numéro 58, 2024
La clinique de l’enfant : du diagnostic à la psychothérapie
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Page(s) | 198 - 202 | |
Section | Hommages | |
DOI | https://doi.org/10.1051/psyc/202458198 | |
Publié en ligne | 24 décembre 2024 |
Hommage latéral à Jean Molino (12 novembre 1931 – ? 29 mai 2024)
Psychanalyste et chargé d’enseignement Aix-Marseille Université
Pour ce petit hommage à un grand monsieur récemment disparu, je me déclare d’emblée bien incapable de parourir l’étendue de sa science et de ses talents, ne connaissant de lui que les trois points évoqués ici. Tirés de mon expérience personnelle, ils illustreront, à travers la perception que j’en eus, quelques unes de ses qualités scientifiques et humaines, et montreront l’importance de ma dette envers l
C’est par deux éminentes amies que je fis la connaissance de Jean Molino début 1984. La première est la grande linguiste Françoise Douay-Soublin, spécialiste reconnue de la rhétorique (et en particulier de la métaphore) en France, Europe et Amérique du Nord, rencontrée en 1983 grâce à mon amie Lydie Salvayre (alors jeune psychiatre et future prix Goncourt 2014, sensible à mon intérêt pour les métaphores de la vie quotidienne dans leur relation avec les profils psychopathologiques). La seconde est Élisabeth Rallo-Ditche, professeur émérite de littérature comparée à l’Université de Provence, avec laquelle les échanges sont toujours extrêmement agréables et enrichissants. Grâce à elles, je pus assister en auditeur libre à plusieurs des cours que donnait Jean Molino à la Faculté de Lettres d’Aix-en-Provence. Qu’il se soit agi de littérature ou de linguistique, chacun d’eux était un bijou de clarification épistémologique, du nectar abreuvant mes oreilles profanes.
Psychiatre installé comme psychothérapeute et analyste, attiré par la linguistique, la rhétorique et l’argumentation, je savourais cet enseignement de très haut niveau qui, tout en répondant à certaines de mes interrogations, m’ouvrait à d’autres questions bien plus pertinentes.
Françoise, intéressée par ma méthode naissante d’analyse de discours inspirée par la psychanalyse, m’avait intégré à une équipe de recherche sur « la modélisation informatique des formes syntaxiques de l’analogie », au Groupe de Représentation et Traitement des Connaissances (CNRS Marseille), qui travaillait sur l’approche système-expert en sciences humaines, dans le climat euphorique de l’encore toute jeune Intelligence Artificielle.
Comme je discutais de ce projet avec Jean Molino, qui avait justement dirigé en 1979 un numéro de la revue Langages sur la métaphore, il me montra l’étendue de sa curiosité et son souci de précision méthodologique : il avait acheté le livre d’initiation publié par l’équipe des concepteurs du langage d’intelligence artificielle Prolog, inventé à la faculté de Luminy (Marseille) par Alain Colmerauer. Simplement, manquant de temps pour commencer à s’y mettre, il me proposa très gentiment de me le prêter pour qu'« en eclaireur » je tente une amorce de cet apprentissage et la lui relate ensuite.
Ce que je fis. Et je lui en serai à jamais reconnaissant, puisque cette démarche concrète (apprendre à programmer en Prolog sur l’ordinateur, livre en main) aboutit rapidement. Non seulement je pus ainsi collaborer au projet en équipe de Françoise en écrivant quelques programmes, puis commencer à modéliser en Prolog ma propre approche d’analyse de discours, mais j’atteignis bientôt un niveau suffisant pour pouvoir l’enseigner plusieurs années durant, en Psychologie cognitive, aux étudiants du D.E.S.S. « Ergonomie de la connaissance ». Et quelques années plus tard, je pus organiser à la Faculté de Lettres, toujours grâce au précieux cadeau de Jean Molino, un séminaire inter-départements (linguistique générale, linguistique française, psycholinguistique, philosophie du langage) intitulé LA-NA-LOG-IA (LAngue NAturelle, LOGique, I.A.), où différents modèles linguistiques étaient testés grâce à leur implémentation sur ordinateur dans ce langage Prolog…
Comme par ailleurs Françoise, débordée de travail, m’avait légué un de ses deux ateliers d’argumentation au D.E.U.G. « Communication et sciences du langage », atelier que je baptisai « Argumentation et subjectivité », je manquai alors de temps (devant aussi recevoir mes patients à mon cabinet d’analyste) pour continuer à suivre les cours de Jean Molino.
Je le retrouvai indirectement en 1990 durant la rédaction d’un article (finalement non publié) pour la revue Communications, intitulé « Métaphore et connaissance », où je fis appel à son expertise, déployée dans ses deux articles du Langages de 1979 : « Métaphores, modèles et analogies dans les sciences » et « Anthropologie et métaphore ». Pour ceux qui ne pourraient accéder à ces deux textes remarquables et goûter à la qualité de ses analyses, je lui cède la parole dans les paragraphes suivants de mon propre article :
« 1) La dichotomie : “pour ou contre” la métaphore
L’opposition objectivisme/subjectivisme relevée et dénoncée par Lakoff et Johnson [… est] formulée avec une grande clarté par Jean Molino dans Anthropologie et métaphore : “Un des partages les plus profonds de notre culture est celui qui oppose le rationnel à l’irrationnel. Sous les formes les plus diverses, le couple se reforme dans tous les champs du savoir : il y a d’un côté la solidité d’un réel dans sa vérité objective et cohérente, et de l’autre les illusions d’une subjectivité qui se livre sans entraves à ses démons intérieurs”… ». […]
2) La « troisième voie »
Certains auteurs cherchent soit à concilier soit à dépasser les oppositions : ils vont donc réhabiliter la métaphore, en la tirant le plus souvent du côté de l’analogie, qui fait alors l’objet d’un jugement positif. […] Jean Molino, dans sa remarquable analyse intitulée Métaphores, modèles et analogies dans les sciences décrit l’opposition historiquement constituée entre la langue pure de la science et le langage quotidien métaphorique, puis conteste « cette épopée de la pureté scientifique », laquelle « n’est qu’un mythe »…
Cette séparation, cette coupure conduisent Bachelard, « Docteur Jekyll de la science, Mister Hyde de la poésie », à vivre « la contradiction métaphorique entre le pur et l’impur »… Il s’agit bien de métaphores dans les deux cas, le pur n’est pas moins métaphorique que l’impur, paradoxe que souligne Molino : « l’inquiétude et le doute nous viennent lorsque nous voyons la richesse des métaphores utilisées pour nous dire et nous prouver que la science doit s’éloigner de la métaphore »… Il oppose à Bachelard la « continuité entre les stratégies intellectuelles à l’œuvre à l’état concret et à l’état abstrait [continuité assurée par] la présence constante de l’analogie »… La métaphore se voit ainsi réhabilitée : « il [Bachelard] a condamné la métaphore, mais la métaphore s’est bien vengée »…
Pour Molino le rôle de la métaphore et de l’analogie en sciences ne saurait être récusé, car :
Elles ont une valeur didactique […], par exemple « le noyau entouré de ses électrons est analogue au soleil entouré de ses planètes »… « Or bien souvent… l’ontogenèse de la science récapitule sa phylogenèse ».
La majeure partie des termes scientifiques a une origine figurée, en physique […], dans le lexique mathématique […]. « Le nom établit un lien entre l’ancien savoir et le savoir nouveau où s’insère le concept original… Les analogies jouent un rôle indéniable dans la genèse du concept »…
Au terme d’une analyse exemplaire de ce rôle, Molino conclut : « Les systèmes symboliques utilisés dans les sciences ont des propriétés analogues à celles des langues naturelles : le flou, l’approximation, l’extension analogique et la métaphore… Il ne faut pas sacrifier les systèmes symboliques iconiques aux systèmes de signes arbitraires: les deux sont indispensables aux démarches de la connaissance […]. Ainsi c’est l’unité profonde de tous les systèmes symboliques qui fonde “la capacité de la métaphore à produire de la connaissance”…
L’article Anthropologie et métaphore […] confirme ce rôle dans le champ des sciences humaines : “Les travaux de Jakobson, la diffusion des modèles linguistiques, les livres de Lévi-Strauss ont contribué à réintroduire la métaphore en anthropologie en lui donnant le statut d’un outil acceptable de description et d’analyse… Nisbet a bien montré que les concepts les plus fondamentaux de la sociologie et de l’anthropologie étaient encore des métaphores… Dans le symbolisme rituel comme dans les systèmes de croyance, dans les mythes comme dans la magie ou l’activité technique, ce sont les mêmes démarches cognitives qui sont à l’œuvre… Dans tous les cas, nous ne pouvons connaître que dans et par le travail de la métaphore”… ».
Enfin, quelques années plus tard, je trouvai chez Jean Molino une nouvelle source d’inspiration lorsque je découvris, lors de mes recherches en analyse de discours, sa collaboration fructueuse avec Jean-Claude Gardin. Inspiration pérenne puisque je continue depuis lors à citer dans mes articles et conférences leur ouvrage collectif La logique du plausible – Essai d’épistémologie pratique en sciences humaines.
J’avais déjà rencontré J.-C. Gardin, archéologue devenu spécialiste en analyses de discours une première fois dès 1984, lors d’un « séminaire d’informatique pour les sciences de l’homme et de la société », où j’avais présenté ma méthode juste avant son exposé, et une seconde fois lorsque Élisabeth Rallo-Ditche l’avait fait intervenir dans son département. Dans l’ouvrage précité, J. Molino fait avec J.-M. Martin une brillante démonstration de ce que peut donner une analyse logiciste d’un corpus (ici les Maximes de La Rochefoucauld), puisque celle-ci permet de procéder à un test de simulation consistant en la synthèse de fausses Maximes indiscernables des vraies aux yeux des experts. Le point méthodologique est énoncé par Gardin et par Molino à propos de validation des modèles en sciences humaines.
La validation interne des modèles théoriques et des analyses d’experts permet la vérification de la cohérence du raisonnement de l’expert. Elle correspond à l’exigence de formalisation dans la science moderne selon J.-C. Milner (1995) : « est galiléenne une science qui combine deux traits : I’empiricité et la lettre mathématique (discriminant de Koyré) ».
J. Molino précise p. 15 : « Une fois que l’on a obtenu une description classificatoire du corpus, le travail n’en est pas fini pour autant. En effet, cette description fondée sur la mise en série et la récurrence de traits caractéristiques dans le corpus, ne peut être validée que de manière presque circulaire : on ne retrouve à la fin que les traits dégagés au cours de l’analyse… C’est bien, comme l’indique le nom d’analyse du niveau neutre, d’une démarche préliminaire qu’il s’agit, et qui ne vise qu’à ce que Chomsky appelle « l’adéquation observationnelle » : exigence contraignante et révolutionnaire à l’égard des pseudo-méthodes utilisées couramment par les sciences humaines, mais banale et élémentaire dans le cadre d’une authentique méthode scientifique ». D’où le second volet : la validation externe de ces analyses et modèles par la fabrication de simulacres, qui correspond à l’exigence d’empiricité dans la science moderne selon Milner, reprenant Koyré. L’aspect théorique en est formulé :
par J. Molino p. 151 : « Seuls le pastiche et la fabrication de faux à partir des règles de description constituent une validation externe du corpus ».
et par J.-C. Gardin, chapitre L’analyse des textes selon l’Intelligence Artificielle, p. 77 : « Prenons un autre exemple […] : l’analyse d’un corpus de récits supposés distinctifs d’un groupe humain donné, défini lui-même par telle ou telle de nos caractérisations habituelles (géohistoriques, ethnoculturelles, socioprofessionnelles, etc.). L’exigence d’efficacité, dans ce cas, consiste à poser que le commentaire de textes produit par l’analyse doit être utilisable comme une espèce de protocole pour en fabriquer d’autres, artificiels, mais que les membres du groupe humain considéré […] ». Si l’on remplace ici « récit » par « profession de foi », on verra que cette démarche qualitative est applicable à l’Analyse des Logiques Subjectives (ma méthode originale d’analyse de discours).
La reproduction artificielle « à s’y méprendre » de tout ou partie des aspects de l’objet étudié atteste que les règles de description de l’expert sont non seulement cohérentes mais efficientes. C’est ce principe que j’utilise avec mon ami Vincent Risch, logicien et informaticien, dans notre travail de modélisation de ma méthode, travail qui promeut la simulation comme validation quasi-expérimentale de son efficacité descriptive, là où une expérimentation calquée sur celle des sciences exactes serait impossible pour plusieurs raisons, dont des raisons éthiques.
Pour conclure cet hommage : L’Intelligence Artificielle abordée par le versant concret de la programmation, la métaphore et l’analogie en anthropologie et en sciences, l’analyse logiciste avec sa procédure de validation externe par la fabrication de simulacres : c’est une triple dette que j’ai envers J. Molino, puisqu’alors que je n’ai jamais ( formation médicale et pratique privée d’analyste) fait de cursus universitaire dans sa branche, il a été un grand inspirateur pour mes recherches. Dette prolongeant celle que j’ai envers Françoise Douay-Soublin, qui m’a enseigné la quintessence de la rhétorique qui inspire toujours mes travaux, et envers Élisabeth Rsallo-Ditche pour les stimulants échanges que nous continuons d’avoir ; ces deux amies étant associées dans ma dette initiale envers elles pour m’avoir fait connaître un homme de l’envergure intellectuelle et de la bonté vivifiante de Jean Molino.
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