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Numéro
psychologie clinique
Numéro 52, 2021
Expériences contemporaines de l’« habiter »
Page(s) 5 - 8
DOI https://doi.org/10.1051/psyc/202152005
Publié en ligne 8 décembre 2021

«Psyché est étendue; mais elle n’en sait rien ». Depuis ces quelques mots, qui furent parmi les derniers écrits par Freud dans un de ses carnets3, des psychanalystes n’ont cessé d’interroger tout à la fois la spatialité psychique (ses topi ques, ses topologies) et les espaces tels qu’ils se révèlent dans l’expérience analytique (pensons à I. Hermann, D.W. Winnicott, P. Schilder, J. Lacan, G. Pankow ou encore D. Anzieu).

Parallèlement, une question nouvelle apparaissait dans le champ philosophique : qu’est-ce qu’habiter ? Partant des fameuses conférences d’Heidegger d’après-guerre, puis s’en démarquant souvent significativement, de nombreux travaux en sciences humaines ont questionné l’énigme que fait surgir l’habiter, oscillant entre verbe et substantif. En attestent les récentes publications de nombreux philosophes, anthropologues et sociologues, géographes, chercheurs en art et de quelques psychanalystes. Si les abords et les conceptions de l’habiter se sont diversifiés, insiste une distinction à la fois langagière, ontologique et existentielle entre habiter et loger : habiter indique une dimension irréductible au fait de (se) loger, même si les deux peuvent tout à fait interagir l’un avec/sur l’autre. Et au moment même où nos collègues des neurosciences posent les bases d’une neuro-architecture, biologisant le rapport au logement – entrainant en cela une double réduction –, il devient encore plus nécessaire de soutenir l’idée d’une schize de l’habiter et du loger.

Cette différence étant posée, notons qu’on peut en tirer des conséquences et hypothèses tout à fait différentes. Distinguant le logé et l’habitant, Ivan Illich (1984) soutenait par exemple que les infinies diversités de l’art d’habiter avaient été quasiment supprimées par l’idéologie de l’Homo castrensis (l’homme cantonné). L’espace vernaculaire de la demeure serait alors remplacé par l’espace homogène d’un garage humain, identique partout. Dans cette perspective, « ceux qui, aujourd’hui, revendiquent leur liberté d’habiter par leurs propres moyens, sont soit fortunés, soit traités en déviants. [Ces derniers] seront stigmatisés en tant qu’intrus, occupants illégitimes, anarchistes et fléaux ». On le voit, si la dimension politique de cette analyse peut refléter certains faits observés, elle repose sur une stricte dichotomie (le logé/l’habitant) à laquelle il est toutefois possible d’objecter une autre conception. C’est par exemple l’orientation qui guida les recherches de Michel de Certeau (1980) qui, tout en constatant une montée en puissance de la figure du consommateur, ne cessa non pas d’opposer logé et habitant, mais de montrer comment au cœur du logé agissait toujours des formes de subversions des espaces et des lieux, nommées pratiques.Il ne s’agit plus ici d’une dichotomie radicale conditionnant une opposition mais d’une articulation autre –qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’Unheimlich freudienlaquelle suppose toujours une capacité d’invention subjective en réponse à un discours spatial fonctionnaliste. Ici, habiter devient un pari éthique et non l’enjeu d’un clivage.

C’est ainsi qu’un certain nombre de textes de ce numéro concerne le quotidien des pratiques soignantes. Qu’en est-il dans nos lieux de soins, dans nos institutions ? La psychothérapie institutionnelle, chercha ses armatures théoriques dans l’anthropologie, la phénoménologie et la psychanalyse. La politique de secteur prit acte de la nécessité de ne pas chroniciser inutilement un « patient » dans l’asile, misant alors sur les capacités thérapeutiques de la cité, encourageant résolument les structures intermédiaires de soins qui aujourd’hui existent (CMP, HTPP, Appartements thérapeutiques, VAD). Comment permettre de réhabiter ? comment aider à cela ? La psychose qu’elle soit stabilisée ou aiguë met au jour les difficultés parfois atroces qu’éprouve un sujet pour endosser son corps, l’habiter, s’y sentir un peu chez lui. La psychiatrie classique avec Régis, Cotard et Séglas a pu insister sur le fait que la mélancolie persécutée, conservait dans la dynamique même de la persécution une consistance et un lieu qui étaient radicalement liquéfiés dans le syndrome de négation et d’énormité. La mélancolie fait errer, la persécution fixe. On conçoit que cette solution qui stabilisait encore de grands mélancoliques dans l’atroce anonymat des murs de l’asile ne soit peut-être pas la seule qui « démélancolise » le rapport à l’espace et aux dire du corps. Place ici à l’expérience émotionnelle, logique et topologique des spatialités en expansion ou en repli. La réalité de l’habitat se trouve liée à la dimension de l’orientation. Comment rendre habitable une errance mélancolique qui peut se jouer à ciel ouvert dans des situations d’exclusion sociale et psychique au risque d’un délabrement des quotidiennetés architecturales du corps et de ses dimensions topologiques. Que signifie alors l’inhabitabilité du monde pour ceux qui sont enclos dans un dehors infini et désorienté ? Mais aussi qu’inventent-ils dans des successions de rencontres heureuses comme ambiance et comme orientation les rendant acteurs des spatialités les plus incertaines, sentinelles affairées dans les no-man’s land d’aujourd’hui.

Le rapport à l’espace insiste de multiples façons. Il est des lieux en communs, des espaces communs, comme dans tout collectif, au sein d’un service de psychiatrie, et l’invitation à la groupalité y est forte. Un de nos postulats serait bien qu’un corps n’est jamais seul et qu’un sujet n’est jamais seul. Mais il est aussi des façons singulières de se replier dans les confins du monde, afin de re-construire un espace habitable. Habiter serait alors un cas de figure restreint de notre rapport à l’habitat en tant qu’emboîtement de dispositifs matériels et idéels des spatialités de nos espaces de vie.

De plus, il est impossible de ne pas remarquer à quel point le monde contemporain questionne l’habiter et inversement, comment l’habiter permet d’en questionner les enjeux. D’intenses mutations dans la façon de se déplacer dans le monde et de l’habiter se produisent sur toute la surface de la planète. Les phénomènes de migrations se généralisent, certains de ces déplacements renvoient aux situations des réfugiés. Dans le même temps des exclusions physiques et psychiques, des logiques rudes de ségrégation mènent à ce que se multiplient des non-lieux et les non domiciles. D’autres pratiques des lieux et des topos de la ville s’annoncent dans des généralisations d’hétérotopies dont l’errance adolescente est un des exemples le plus criant. Quelles utopies du lieu ou du territoire intéressent aujourd’hui les pratiques soignantes émergentes ? Et pour cela, comment peuvent-elles prendre de la graine de l’art – de cet art qui bouscule le commun du lieu et propose d’autres dispositifs de l’habiter ?

Il convient donc d’explorer ce qu’il en est de l’habiter dans la création artistique. Selon la formule qui regroupe la trilogie Fables du lieux (1998; 1999; 2001), G. Didi-Huberman soutient que « l’artiste est inventeur de lieux ». Façonnant des espaces improbables, impossibles, impensables, l’art permet de saisir en quoi habiter est aussi fondé sur une part d’inhabitable. Cette esth/éthique de l’espace nous engage ainsi à concevoir un autre versant de l’inhabitable, non plus synonyme d’insalubrité ou d’indignité, mais pointant vers cette part inaccessible qui fonde l’espace comme accessible et cessible. Von Uexküll, dans son travail sur les milieux animaux et humains (1956), avait déjà posé que tous ces différents milieux étaient « supportés et protégés par l’Un [la nature] qui leur reste à jamais inaccessible ». Et P. Kaufman, quant à lui, rappelait que l’expérience émotionnelle de l’espace (1967) pouvait ouvrir sur une « dislocation de la communauté spatiale ». Habiter est à ce titre un signifiant permettant d’indiquer les modalités subjectives de production de l’espace, de ses dimensions et de ses haltes.

Inhabitable, Innommable, non-localisable, trous dans l’espace, naissances de bords, de haltes et d’abri, dimension des dires qui rendent habitable un espace intime... les textes de ce numéro tente de cerner chacun à leur façon et depuis son champ disciplinaire (psychanalytique, géographique, anthropologique ou architectural), une négativité à l’œuvre dans cette production de l’espace. En cela nous retrouvons le travail séminal entrepris par M. de Certeau sur les pratiques de l’espace, et nos auteurs ne peuvent manquer d’interroger ce que le langage fait à ou de l’espace, et ce qui chute de cette opération.

Ce numéro de Psychologie clinique se situe donc à la croisée de ces deux lignes de pensée, là où spatialité psychique et habiter se conjuguent, dans l’imparfait du heimlich. Son pari consiste à poser que l’habiter est un levier de pensée pour faire face et avec le Réel qui surgit des cliniques de la précarité, de l’exclusion, de l’exil, de l’hébergement en institution, du corps et du sexuel, ou encore des confinements –ces derniers formant une nouvelle donne dans notre rapport aux espaces. Au final, quels infléchissements, quelles éventuelles subversions la psychanalyse, l’anthropologie clinique et l’urbanisme opèrent-ils dans nos expériences contemporaines de l’habiter ?


3

Cette formulation conclut une citation posthume de Freud datée du 22 août 1938 : « Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien


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